VOIX AUTRES . Zona Franca


Complexité, du latin ‘complexus”: tissés ensemble.

Complexité, du latin ‘complexus”: tissés ensemble.

Montréal. 15 novembre 2020.

Vous me demandez comment j’écoute “cette histoire”. Celle que l’on vit et que l’on co-écrit depuis mars 2020. Complexe. Pas le choix en fait. Mon branchement identitaire est complexe. Tissé entre 3 continents et 4 pays- langages- façons de percevoir, réfléchir, raconter le monde. Et là évidemment, je résume.

Donc. Je vais quand même tenter une réponse à travers quelques chapitres de mon experience. Comme points d’entrée.

Chapitre DJ.
Pendant 15 ans, mon travail était de récolter des sons et de chercher des ponts entre ces sons. Parfois des sons très éloignés, dans leurs fréquences, leurs rythmes, leurs origines, leurs histoires... Pourtant des ponts entre ces sons, il y en avait toujours. Mais pour qu’ils se révèlent, il me fallait passer du temps à écouter. Ecouter, c’est prendre et donner du temps. Surtout donner du temps.
Ces années vécues dans mon personnage de DJ m’ont aussi appris à observer et à jouer avec le grand Théâtre de l’Humain. Multiples mises en scènes offertes sous mes yeux régulièrement fascinés. Des histoires humaines dont le drama s’exacerbait dans ce contexte de tous les possibles: LA NUIT ! La fête, l’alcool, les drogues, la plongée dans l’inconscient… Au fil des heures, toujours, j’ai vu les êtres dévoiler leurs “histoires du dessous”. Celles qui n’existent pas au grand jour. Celles qui peuvent pas exister au grand jour. J’ai vu les masques sous les masques. J’ai vu les wild twins de chacun revenir sauvagement à la surface; ces versions jumelles et exilées de nous-mêmes . Ces versions qui dérangent par leurs formes, leurs désirs, leurs animalités, leurs états de manque…J’ai vu le beautifully fucked-up de notre humanité qui hurlait d’etre reconnu, et accepté ! Evidemment je m’y reconnaissais.
Beau. Laid. Tout ensemble. Nous.
Le processus d’acceptation est toujours en cours.


Chapitre Liban.
Ce miroir de notre bordélique humanité s’est agrandi avec mes 10 années au Liban. Là où mes amis, collèges, voisins… me racontaient des histoires qui n’en finissaient pas de se contredire et de s’affronter. Certaines de ces voix étaient d’ailleurs curieusement inexistantes du paysage médiatique qui relayait le Liban vers l’international. Parmi ces voix que j’ai eu le privilège- et la responsabilité- d’écouter, je nommerai entre autres absentes du portrait narratif celles des réfugiés palestiniens, des homosexuels, des esclaves ménagères africaines et asiatiques, des jeunes du Hezbollah, des démineurs de la frontière libano-israélienne … Toutes, sont des voix qui embêtent pour le dire gentiment.

Autre axe de réflexion. Durant ces 10 ans au Liban, j’ai vécu plusieurs dissonances directes entre mon experience sur le terrain et les récits communiqués par des médias internationaux. Plusieurs fois, j’ai reçu des communications de mes proches en France ou au Quebec, affolés par une information diffusée sur leur TV. Une même information que ma communauté locale au Liban me décryptait comme une ‘ habituelle bagarre clanique’. Triste, évidemment. Mais rien d’alarmant. Si ce n’est la camera braquée sur la seule voiture qui flambe.
Ça réveille mon souvenir de ce film de 1997 (!) , Wag the dog - au synopsis basé sur des faits réels- qui raconte la complète fabrique médiatique d’une guerre, pour détourner l’attention de vilaines affaires de fesses présidentielles. Rappel de notre tendance enfantine à nous laisser berner par les bons prestidigitateurs, et par les bons conteurs aussi.

Revenons à ma petite experience de franco-italo-canadienne au Liban.
Durant ces 10 ans d’aller-retours vers Beyrouth, à chaque fois que j’ai acheté un billet d’avion pour revenir en sol Libanais, le gouvernement français (j’utilisais alors mon passeport français) me l’a déconseillé, m’administrant en plus la liste des menaces potentielles. Entre autres, on m'a dit de pas marcher dans Beyrouth. Et encore moins la nuit, risque d'enlèvement. On m'a dit de ne pas mettre les pieds dans tels et tels quartiers. On m'a dit d'éviter les camps de réfugiés, la frontière israélienne, la vallée de la Bekaa, la ville deTripoli…et en aucun cas, de m’y déplacer seule…
Peur, peur, peur. 
J’ai fait tout ça. Souvent. Parfois quotidiennement. Non pas par bête esprit de contradiction, mais simplement parce que ma vie, mon travail, mes amis m’ont amenés à l’extérieur du périmètre “sécuritaire”. Et parce que comme partout, surtout à l’étranger, surtout dans l’inconnu, j’étais avant tout branchée sur ma boussole interne. Heureusement. Je n'aurai pas fait grand chose ni découvert grand chose si je m'étais docilement conformée à la voix patriarcale qui me disait savoir ce qui était bon pour moi.
Jusqu'à lors, pas de regret. Mon l'expérience est riche. Et en bonne santé. 
Merci.

Chapitre académique.
En 2016, j’ai rédigé “ au-delà de l’oreille”, mon mémoire de recherche universitaire. Sujet : l’Ecoute est une posture complexe. Un art de vivre qui se joue bien au-delà des oreilles. Un choix conscient d’être au monde ensemble, dans les contradictions assumées de notre humanité. Choisir cette posture d’écoute, c’est à mon sens choisir la possibilité de faire bouger nos jugements figés de l’histoire et possiblement de remettre cette histoire au Présent. Tout un enjeu pour un pays comme le Liban, raconté dans son éternel passé guerrier et englué dans son contexte géo-politique.
J’ai donc pris mon experience d’écoute du Liban comme cas d’étude, et je l’ai observé-ecouté-raconté à travers la pensée complexe, telle que théorisée - entre autres- par Edgar Morin. Ce cadre philosophique m’a permis d’avancer sur ce territoire narratif rempli de sables mouvants. Notamment parce la posture complexe exige avant tout de se positionner au centre de l’experience, de se mettre au coeur. En me plaçant officiellement comme sujet, j’admets dès le début mes filtres, mes points aveugles, mes doutes, mes contradictions …et par extension, j’admets mon besoin d’aller écouter ailleurs, de croiser mes perceptions avec d’autres voix, différentes, même dissonantes. Tout en me rappelant que ces autres voix racontent, elles aussi, à travers leur propre set de limitations, de filtres, de points aveugles, de contradictions ... Bref, voilà le cadre. Voilà avec quoi on joue quand on s’engage dans l’écoute complexe. C’est un jeu est difficile à tenir. Il est fatiguant pour l’ego . Fatiguant de constamment chercher, se questionner, se remettre en question. On aimerai bien simplifier. S’en tenir à un angle, à “la réponse vraie”, former un jugement définitif. Pointer du doigt vers là, et basta cosi. Ça demande beaucoup de temps, de patience, de curiosité et finalement d’amour, d’écouter ces voix autres. Surtout celles disent, et qui prédisent et qui médisent à l’encontre de ce que nos propres viscères nous racontent.

Mais. Cette écoute complexe du monde récompense de vrais cadeaux. En plus de muscler notre humilité, elle muscle notre imaginaire! Parce que plus on avance, plus on se rend compte qu’il y a vraiment BEAUCOUP PLUS DE POSSIBILITÉS qu’on ne le croyait dans l’histoire qu’on nous raconte, et qu’on se raconte.
Finalement, la vraie question est peut-être celle que Lewis Caroll nous adresse dans sa plongée en Wonderland :
How far down the rabbit hole are you willing to go? Deep dow, how curious are you? How adventurous are you? How daring are you to find out, about yourself, your people, the world you are living in ? …

C’est tout un risque, en effet.
Je le préfère à certains dangers que je perçois croissants ces temps-ci. Comme l’endormissement mental, par fatigue. La sidération, par peur. La simplification, par colère. La rupture du dialogue, par distance. La perte des miroirs, par isolement.

Alors je vais continuer à écouter.
Surtout ces voix du dessous. Ces voix qui se réveillent, reviennent, exigent d’etre reconnues, exigent réparation. Celles de notre cerveau reptilien, celles de nos mémoires viscérales, celles de nos wild twins exilés. Temps de se re-membrer. Time to re-member . Lumière Ombre. Positif Négatif. Beautifully fucked up. Ensemble. Nous.


Donc dans cette section de mes résonances, quelques voix autres. Des voix qui me pincent, me questionnent, me gardent éveillée. Plongez dans ces voix, ou pas. Utilisez-les comme point d’entrée, ou pas. And if not, let’s agree to desagree . Mais please friends. Pleeease ! Gardons l’esprit curieux et joueur.
Tout est possible.

From love

Christelle Franca.

Ps: Clin d’oeil du destin. Mon nom de famille est Franca. Adjectif italien qui signifie “franc”, et “libre”.
Zona franca: entité officielle, géographique, juridique, commerciale, culturelle. Elle se distingue par sa non-appartenance aux états voisins. Elle s’appartient.
Zone libre: partie du territoire français libre de l’occupation par l'Armée allemande, durant la seconde guerre mondiale.

… à suivre.




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